CHAPITRE 25
— Marisela, comment es-tu venue jusqu’ici ? demanda Jaelle.
— Comme vous ; à cheval quand c’était possible, à pied quand ça ne l’était pas, et grimpant quand il le fallait, dit Marisela. Naturellement, comme je savais où j’allais, j’ai pris la route directe jusqu’à Nevarsin.
— Tu aurais pu nous prévenir, dit Camilla.
— Oui. J’aurais pu vous tenir la main à chaque pas, dit Marisela, ironique. Ne dis pas de bêtises, Camilla. C’est vrai, ce que j’ai dit à Magda. Je ne suis pas libre de discuter des affaires de la Sororité avec des profanes, et cela inclut le lieu où elles résident et la quête obligatoire et sans aide pour parvenir jusqu’à elles.
— Si elles exigent tant d’efforts pour les atteindre, comment peut-on savoir si ça en vaut la peine ?
— On ne le sait pas. Personne ne vous a forcées à venir. Que ce soit bien clair, Camilla. À n’importe quel moment, vous pouviez faire demi-tour pour retrouver la sécurité de Thendara et les plaisirs que vous attendez de la vie. Vous n’aviez aucune raison d’y renoncer, et toi moins que toute autre. Pourtant, je remarque qu’aucune n’a choisi de rentrer.
— C’est à côté de la question, dit Vanessa. Quelle que soit la quête spirituelle dont tu parles, Camilla, notre idée essentielle est de retrouver Lexie et Rafaella.
Ce fut Marisela qui répondit :
— En es-tu bien sûre, Vanessa ? Je remarque que tu n’as pas fait demi-tour, toi non plus. N’as-tu rien gagné au cours de ce voyage ? Ta quête est-elle entièrement désintéressée ?
— Je voudrais que tu cesses de parler par énigmes, protesta Vanessa. Qu’est-ce que cela a à voir avec nous ?
— Tout, dit Marisela. Réfléchis bien maintenant, parce que de ta réponse dépend peut-être que vous soyez autorisées à continuer ou non. L’amitié peut te conduire jusqu’à un certain point, et ne va pas penser que je raille ton désir louable d’aider tes amies. Mais à la longue, Vanessa ryn Erin…
Magda fut stupéfaite de l’entendre utiliser, non le nom sous lequel Vanessa était connue à la Guilde et à la Chaîne d’Union, mais son nom terrien.
— À la longue, rien ne compte que tes propres motifs d’entreprendre cette quête. N’y as-tu rien gagné ?
— Est-ce une faute ? demanda Vanessa, agressive.
Marisela hésita et regarda un instant la vieille prêtresse, impassible sur son banc de pierre. La vieille femme leva les yeux et regarda simplement Vanessa. Un instant, Magda crut qu’elle allait l’attaquer et la démolir avec cette dureté dont elle était capable, mais c’est avec une douceur surprenante qu’elle lui dit :
— Elle ne te demande pas ce qui est bien ou mal, petite sœur. Tu cherches ce qui est bien, nous le savons, sinon tu serais dehors dans la tempête, quel que soit ton dénuement, car nous n’offrons jamais refuge à celles qui cherchent activement à nuire à leurs semblables. Ta sœur te demande si tu as trouvé quelque chose qui t’est propre et à ton goût ? Parle sans crainte.
— Je n’arrive pas à croire que vous me posiez une telle question, répondit Vanessa avec impatience. Oui, l’une de mes raisons pour participer à cette expédition était mon désir de voir ces montagnes, de les escalader, parce que je savais que sinon, je n’en aurais jamais l’occasion, et j’étais prête à tout accepter pour en profiter. Mais cela ne veut pas dire que mon désir d’aider à retrouver Lexie et Rafaella était moins sincère.
— Je ne savais pas que tu l’aimais tellement, remarqua Marisela.
— Aimer n’a rien à voir avec ma décision, dit Vanessa avec colère. Elle n’est ni mon amie intime, ni ma confidente, ni mon amante, je ne suis pas une… bon, je sais que c’est la coutume ici, et je n’y trouve rien à redire, mais je ne suis pas, sexuellement, attirée par les femmes. Mais nous avons fait nos études ensemble, et elle est en danger. Elle a besoin d’amies, et elle en a peu. Je suppose que si ma vie était menacée elle me tendrait la main. Ou alors, que vaudraient tous vos discours sur la sororité – et je ne parle pas de sociétés secrètes – si je ne peux pas tenter de sauver une amie ? Pour ce qui est de Rafaella, c’est une montagnarde, et je la respecte. Vous ne comprenez pas ces choses-là ?
La vieille femme souriait, mais Vanessa ne le remarqua pas. Marisela hocha la tête, comme pour approuver ses paroles, et dit :
— Rafaella et moi, nous avons accompli ensemble notre période de réclusion à la Maison de la Guilde de Thendara ; cela me semble très loin. Je m’inquiète à son sujet, moi aussi, et c’est une raison de ma présence ici. Elle a le droit d’entreprendre sa propre quête, elle aussi, même si elle ne recherche que la richesse, mais je craignais que, tout en pensant ne faire que son métier, elle aille s’attaquer à trop fort pour elle. Je savais que Jaelle s’inquiétait à son sujet, pourtant s’il n’y avait eu que le mauvais temps et les mauvais chemins à craindre, Jaelle aurait pu s’en tirer, avec ton aide. Mais il y avait d’autres dangers, et j’espérais l’empêcher de les rencontrer sans en avoir auparavant une idée bien claire.
Elle soupira.
— Ainsi, vous ne l’avez pas rattrapée ?
— Tu vois bien que non, dit Camilla, ironique. Comme si tu ne savais pas, étant leronis…
— Je ne suis pas plus omnisciente que toi, Camilla. Jusqu’à mon arrivée ici, j’espérais encore. Mais si elle n’a pas trouvé refuge ici pendant la grande tempête, il n’y a que deux possibilités : ou bien elle est en sécurité ailleurs…
Elle prononça le mot avec hésitation, regardant furtivement la vieille femme, et Magda comprit qu’elle parlait d’Aquilara et de ses servantes.
— … ou elle est morte. Car il n’y a aucun autre refuge dans les environs, et personne ne peut survivre à la belle étoile dans ces montagnes. Je ne supporte pas l’idée qu’elle soit tombée entre les mains de…
Elle battit furieusement des paupières, et Magda s’aperçut qu’elle essayait de refouler ses larmes.
La vieille femme se pencha sur elle et dit d’un ton apaisant en lui touchant la main :
— Espère qu’elle soit en sécurité dans la mort, ma fille.
Cholayna qui se concentrait intensément pour suivre la conversation – Magda, qui avait reçu le même enseignement qu’elle, comprit quel effort il lui fallait pour comprendre la langue dont elles se servaient, bien que Cholayna eût bénéficié du meilleur enseignement linguistique de tout l’Empire – prit la parole pour la première fois.
— Marisela, je suis comme Vanessa, je n’en crois pas mes oreilles. Ces femmes sont-elles intolérantes au point d’espérer sincèrement que Lexie et Rafaella soient mortes, plutôt qu’adeptes d’une hérésie religieuse quelconque ? J’ai entendu parler de l’intolérance religieuse, mais cela dépasse tout ce qu’on peut imaginer ! Je ne suis pas ingrate envers ces femmes. Elles m’ont sauvé la vie, elles ont évité à Vanessa une infirmité permanente – elles nous ont toutes sauvées. Mais je trouve quand même terrifiante cette façon de penser !
Ce fut la vieille femme qui répondit, lentement – comme pour se faire comprendre de Cholayna à travers une barrière insurmontable.
— Tu es ignorante. Celle qui te parle ne peut pas te communiquer toute une vie de sagesse en quelques minutes. Mais si tu ne peux rien imaginer de pire que la mort, tu es pire qu’ignorante. Ne vois-tu rien qui te fasse assez horreur pour préférer mourir que de le faire ? Celles dont nous ne voulons pas prononcer le nom…
Elle s’interrompit et secoua la tête, sa frustration presque tangible.
— Comment t’expliquer ? N’aimerais-tu pas mieux mourir que de torturer un enfant sans défense ? Ou trahir ton honneur ? Celles dont nous parlons trouvent leur plus grand plaisir à voir leurs victimes commettre des horreurs auxquelles elles croyaient jusque-là préférer la mort. Par peur de la mort, et parce qu’elles ne savent rien de la mort.
Elle branlait la tête de colère.
— Et prononcer leur nom est les inviter dans ta tête. Pense que celle qui te parle t’aime, ma fille, pour tant risquer pour toi dans ton ignorance, et pour tenter de t’enseigner quelques miettes de sagesse.
Magda regarda Jaelle, et, en un éclair, que ce fut par le laran ou autrement, elle comprit tout. C’était exactement ce que Jaelle lui avait dit la veille : De toute façon, nous mourrons toutes.
Magda repensa aux atrocités, commises tout au long de l’histoire de l’humanité, par des hommes sur d’autres hommes – et femmes – parce qu’ils redoutaient la mort : gardiens donnant la mort à leurs frères dans les camps de concentration ; massacres des guerres où le tueur se justifiait par la peur d’être tué à son tour ; et toutes les horribles trahisons découlant de cette horrible peur – je ferai n’importe quoi, n’importe quoi, mais je ne veux pas mourir… Ces abominations étaient déjà assez condamnables lorsque celui qui les commettait, par une sorte d’aberration mentale, croyait les commettre pour le bien de ses victimes, comme les monstres religieux qui brûlaient, pendaient et massacraient pour sauver les âmes. Mais quelle justification pouvait trouver celui qui les commettait par simple peur de la mort ? Un instant, Magda ressentit une joie farouche, qui fulgura en elle comme un éclair de connaissance absolue, et qui lui fit comprendre la puissance de la vie et l’insignifiance de la mort.
Totalement possédée par cette connaissance, elle prit conscience de son intense amour pour Jaelle, bien sûr, c’est pourquoi j’ai risqué ma vie pour elle ; de son amour totalement différent pour Camilla. Son amour engloba même cette vieille femme, elle ne connaît même pas Cholayna et pourtant elle risque ce qu’elle considère comme une mort spirituelle pour elle ; elle craint d’inviter Aquilara et ses acolytes à venir jouer leurs jeux redoutables dans sa tête, mais parce qu’elle nous aime…
Elles ne peuvent que me tuer, et cela n’a pas d’importance. C’est l’agonie qui fait mal, non la mort.
Puis elle revint à la réalité, étonnée de ses propres pensées. La question ne se posait pas – personne ne lui avait demandé de mourir pour quoi que ce soit ! Qu’est-ce qui me prend. Je n’ai pas plus envie de mourir qu’une autre ; pourquoi me laisser aller à ces idées héroïques ?
Puis elle se demanda si elle n’avait pas tout imaginé, car Cholayna disait justement, réfrénant poliment son impatience, que la question ne se posait pas.
— Personne ne m’a offert ce choix, et, avec tout le respect que je vous dois, je trouve difficile à croire que cette Sororité rivale se comporte comme les anciens dictateurs ou les spécialistes du lavage de cerveau, en leur proposant le choix entre la mort et le déshonneur. C’est absurde et mélodramatique !
Puis Cholayna se pencha vers la vieille femme et poursuivit, très grave :
— Chaque fois que j’entends quelqu’un dire qu’il est des choses plus importantes que la vie ou la mort, je me demande quelle est la vie qu’il est prêt à risquer. Et j’ai découvert que c’est rarement la sienne !
Le sourire édenté de la vieille femme était doux, et presque désespéré.
— Tes intentions sont bonnes, mais tu es ignorante, fille de Chandria. Qu’Avarra te prête vie assez longtemps pour que tu acquières un jour une sagesse qui égale ta force et ta bonne volonté.
Marisela se leva, comme pour conclure la conversation.
— Il est temps de partir, pendant qu’il fait encore beau. Vous êtes prêtes ?
— Je te l’avais bien dit, Magda, dit doucement Jaelle. Nous avions été averties de nous tenir prêtes.
Camilla enfonça les mains dans les poches de sa tunique et dit :
— Pour aller où ?
— Pour aller à l’endroit que vous cherchez. Sinon, où ?
— La Cité de…
— Chut, dit vivement Marisela. Tais-toi. Non. Je parle sérieusement. Les mots et la pensée ont un pouvoir certain.
— Au nom de la Déesse, ou de tous les démons de Zandru, épargne-moi tes niaiseries mystiques, Marisela !
— C’est toi qui oses me dire ça ? Tu sais très bien ce qu’il en est, bien que tu aies tenté d’y fermer ton esprit, Elorie Hastur !
Camilla porta la main à son couteau.
— Va au diable. Je m’appelle Camilla n’ha Kyria…
Marisela lui fit baisser les yeux.
— Et tu maintiens que les noms n’ont aucun pouvoir, Camilla ?
Camilla se laissa tomber sur un banc, soudain sans voix.
Magda se mit à ranger leurs affaires. Après leur séjour prolongé, la salle avait pris l’aspect d’un campement de romanichels, bien qu’elles aient essayé de la garder en ordre. La vieille femme se leva péniblement, Marisela se précipitant pour l’assister. Camilla s’approcha d’elle.
— Grand-Mère de bien des mystères, une question est-elle permise à l’ignorante ?
— Bien sûr, sinon, comment apprendrait-elle ? répondit-elle doucement.
— Comment saviez-vous…
Elle s’interrompit, déglutit avec effort, et termina :
— Tout ça ?
— Pour celles qui voient sous la surface, ma fille, dit-elle avec une infinie douceur, c’est écrit dans toutes les rides, toutes les cicatrices de ton visage. Cela se lit dans l’énergie que rayonne ton corps aussi clairement que le chasseur lit les traces du chervine sauvage. Ne crains rien. Ton amie, poursuivit-elle en regardant Marisela, n’a pas trahi ta confiance. Celle qui te parle te le jure.
— Elle ne pouvait pas la trahir, dit Camilla avec brusquerie, elle ne l’a jamais possédée.
Elle considéra Marisela, l’air interrogateur, et Magda l’entendit penser : a-t-elle lu en moi, elle aussi ? Sait-elle tout sur moi ?
Puis elle demanda, d’une voix dure, mais parlant avec clarté le patois montagnard de la vieille femme :
— Puisque vous prenez à tâche de déterrer les anciens noms et les passés oubliés, puis-je vous demander le vôtre, Mère ?
Le sourire édenté était serein.
— Celle qui te parle n’a pas de nom. Il a été oublié dans une autre vie. Quand tu auras des raisons de le connaître, chiya, tu le liras aussi facilement que je lis le tien. Qu’Avarra bénisse ta route, ma chère fille. Peu de tes sœurs ont subi tant d’épreuves. Comment le fruit peut-il mûrir si l’arbre n’est pas élagué ?
Elle eut un sourire bienveillant et ferma les yeux, comme s’abîmant dans le sommeil soudain de la sénilité. Marisela considéra Camilla, avec une crainte presque révérencielle, mais ne dit rien.
— Quand allons-nous partir ? Il fait beau, et il faut en profiter.
Elles furent prêtes avec une rapidité étonnante. Le ciel était sans nuages, mais le vent soufflait à l’approche de la falaise. Elles descendirent en deux fois, et Magda, reculant discrètement pour faire partie du deuxième groupe, regarda avec horreur le panier contenant Jaelle, Camilla, Cholayna et Marisela, cogner, cahoter et rebondir contre la paroi. La corde semblait trop fine pour le porter, malgré ses trois doigts d’épaisseur. Elle détourna les yeux, sachant que si elle continuait à regarder, elle n’aurait jamais le courage de monter dans ce dispositif rudimentaire.
Rakhaila la sentit se crisper et s’esclaffa.
— Ha ! Ha ! T’aimes mieux descendre par l’escalier, jeun’dame ? J’suis vieille et aveugle, et je descends tous les jours. Les marches, c’est par-là !
Elle poussa Magda vers l’escalier ; Magda cria et tomba à genoux à l’extrême bord de la plate-forme ; un pas de plus, et elle aurait basculé dans l’abîme.
Vanessa la prit par le bras et murmura :
— C’est très solide, en fait. Il n’y a rien à craindre, Magda. Elles montent et descendent comme ça depuis des siècles, apparemment sans dommages.
Elle soutint Magda qui, détournant les yeux de l’étroit espace entre la falaise et le panier, en enjamba le rebord avant de s’asseoir, les yeux fixés au fond, où restaient encore quelques brins de paille et des grains.
D’où sortent-elles leurs céréales et leur nourriture ? Doivent-elles tout monter dans ce panier ? se demanda-t-elle, sachant que ce n’était qu’une façon de se distraire de sa peur. Puis elle se railla intérieurement.
Moi et mes belles théories sur la mort qu’il ne faut pas craindre ! Et me voilà prête à mouiller ma culotte de peur, à cause d’un ascenseur primitif qui est sans doute aussi sûr que ceux du Q.G. Terrien.
L’acrophobie, se rappela-t-elle, n’était pas rationnelle, par définition. Mais elle n’en souffrait pas autant quand elle avait franchi le Col de Scaravel pour la première fois, sept, non, huit ans plus tôt avec Jaelle. Et elle se rappela avoir pris beaucoup de plaisir à son premier voyage à Nevarsin avec Peter Haldane, quand ils avaient tous deux une vingtaine d’années.
Avec un soulagement inexprimable, elle sentit le panier toucher le sol et elle en sortit précipitamment.
— Tu viens avec nous, Marisela ?
— Bien sûr, ma chérie ; mais je ne connais pas tous les détours du chemin ; Rakhaila nous guidera. Les chevaux devront rester ici. Nous prendrons un seul chervine, et laisserons le reste pour le retour.
Se demandant vaguement comment une aveugle pourrait les guider sur un chemin si compliqué que Marisela elle-même n’arrivait pas à le retrouver, Magda prit le chervine par la bride. Au bas de la falaise, le vent soufflait moins fort que sur les hauteurs, mais assez pour rabattre en arrière les cheveux embroussaillés de Rakhaila qui prit la tête de la colonne.
La neige était molle sous les pieds, et le vent mordant, mais Magda, rabattant son écharpe sur son visage, se félicita qu’il ne fût pas glacial. Vanessa boitillait un peu. Elle marchait immédiatement derrière Rakhaila ; ensuite venaient Jaelle, puis Camilla et Cholayna de front. Pour le moment, Cholayna marchait d’un pas vif, la respiration dégagée. Peut-être s’était-elle acclimatée à l’altitude ? Elles ne l’auraient pas laissée partir, se dit-elle, s’il y avait encore subsisté des risques de pneumonie.
Elles empruntaient un chemin de crête, avec un précipice de chaque côté. Magda, conduisant le chervine derrière Camilla et Cholayna, regardait sur sa droite, où la pente était moins abrupte et lui donnait moins le vertige. Le sentier était juste assez large pour une personne, mais semblait fréquenté ; aux endroits où la neige avait fondu, la terre en était martelée et durcie par des générations de pieds.
Derrière Magda et le chervine, Marisela fermait la marche. Le vent excluait toute conversation, et elles avançaient d’un bon pas.
Plus d’une heure de marche. Ces cinq jours de repos avaient fait du bien à Magda ; l’altitude ne lui faisait plus battre le cœur à grands coups. Plus bas, elle voyait le faîte des arbres. Bon endroit pour les banshees, se dit-elle avec indifférence, considérant les étendues glacées de chaque côté de la crête. Mais même les banshees devaient être morts de faim depuis des siècles.
Rakhaila leva le bras en poussant un long cri strident, et elles s’arrêtèrent.
— Repos ici ; mangez si vous avez faim.
On dirait que cent ans d’exposition au vent ont rendu Rakhaila d’un stoïcisme imperturbable, se dit Magda ; tandis qu’elles sortaient le réchaud et faisaient le thé, l’aveugle s’assit sur le sentier, immobile, comme un tas de vieux chiffons, et quand Camilla lui en proposa un quart, elle refusa dédaigneusement de la tête.
— Alors, voilà une Amazone qui nous ridiculise toutes ! marmonna Camilla, grignotant une barre de viande séchée à moitié gelée.
Cholayna mangea avec appétit une barre de noix au miel.
Magda l’entendit demander à Camilla :
— Tu crois vraiment qu’elles sont mortes ?
— Marisela n’est pas portée sur l’exagération, et je ne l’ai jamais vue mentir. Si elle dit qu’elles sont sans doute mortes, c’est qu’elle le pense. Où alors, comme elle l’a dit, elles sont tombées entre les mains d’Aquilara.
— Et nous continuons à marcher vers cet endroit, cette cité de sorcières ? Il ne vaudrait pas mieux essayer d’aller là où sont les autres ? Essayer de découvrir où Aquilara les a emmenées ? Si elle espère une rançon, nous pouvons la payer. Et si elle veut se battre, eh bien, je suis partante aussi pour ça.
Rakhaila tourna vers elle ses yeux aveugles et dit :
— Ha, attention à c’que tu d’mandes, ma sœur ; la Déesse pourrait t’le donner.
— J’en prendrais le risque, si vous vouliez bien m’y conduire, dit doucement Cholayna. Marisela peut accompagner les autres jusqu’à la Cité ou ailleurs. Voulez-vous me guider jusqu’à l’endroit où Marisela pense que nos amies sont retenues prisonnières ?
— Ha ! fit Rakhaila avec dédain en détournant la tête.
Jaelle et Camilla, assises sur leurs sacs, mangeaient une barre de viande. Magda les entendit parler de Kyntha.
— Elle a dit « ne nomme jamais le mal que tu redoutes ». Cela concerne-t-il aussi le temps ? Est-ce mal de parler d’une tempête qui se prépare ? demanda Jaelle.
— Mal ? Bien sûr que non. Sage ? Seulement si l’on peut faire quelque chose pour l’éviter. Il est certainement raisonnable de discuter des précautions à prendre. À part ça, en parler ne peut que renforcer la peur d’une chose qu’on ne peut empêcher. Il ne faut pas parler de la fureur présumée de la tempête, mais réfléchir à ce qu’il faut faire pour en sortir sans dommages.
— Alors, pourquoi nous a-t-elle dit de ne pas parler d’Aquilara, ni même de prononcer son nom ?
Marisela sourit. Du même sourire joyeux et plein de fossettes qu’elle avait pour instruire les jeunes Renonçantes à la Maison de la Guilde, remarqua Magda.
— J’ai passé trop de temps à enseigner, observa-t-elle. Je dois me faire vieille ; je suis contente qu’il y en ait de plus sages que moi pour vous instruire toutes les deux. En deux mots, la nommer pourrait attirer son attention ; les mots, comme nous le savons, ont un pouvoir.
— Mais qui sont-elles, Marisela ? J’arrive à concevoir une Sororité bienveillante, qui manifeste de l’intérêt pour les affaires des femmes…
— De l’humanité tout entière, Camilla. De nos sœurs et de nos frères.
— Mais l’idée qu’il existe une organisation rivale, se consacrant à nuire à l’humanité me semble difficile à croire.
Marisela eut l’air troublé. Elle dit :
— L’endroit est mal choisi pour en discuter. Permets-moi simplement de te dire une chose Jaelle, tu dois l’avoir entendue parmi les Terriens comme je l’ai entendue moi-même quand je faisais mes études d’infirmière au Q.G. – chaque action entraîne une réaction de force égale et opposée.
— Elles seraient donc une réaction à la présence des bonnes magiciennes, et se consacreraient au mal ?
— Ce n’est pas si simple. Je peux seulement dire qu’elles ne se soucient pas assez de l’humanité pour vouloir lui nuire ; elles veulent obtenir ce qu’elles désirent, c’est tout. Elles veulent le pouvoir.
— Est-ce si répréhensible ? argua Jaelle. Pendant les Séances de discussion, tu dis toujours aux jeunes qu’elles ont le droit d’acquérir le pouvoir…
— Le pouvoir sur elles-mêmes, ma chérie ! Ce genre de pouvoir est en accord avec la Sororité. Nous n’avons qu’un seul but : c’est qu’au cours du temps, toute personne qui vient en ce monde puisse devenir ce qu’il ou elle est, ou faire tout ce dont il ou elle est capable. Nous ne tombons pas dans l’erreur de penser que si seulement les gens faisaient ceci ou cela, le monde deviendrait parfait. La perfection est pour les individus, pris chacun un par un ; nous ne déterminons pas leur façon de vivre. Néanmoins, quand la Sororité détecte des évolutions et des dangers à long terme, elle favorise – comment dire ? – les tendances qui modifieront ces évolutions et donneront aux gens une chance de vivre autrement.
Elle sourit avec bonté à Camilla et reprit :
— Je ne sais pas ; cela faisait peut-être partie de leur plan que tu ne deviennes pas la puissante Gardienne que tu étais destinée à être.
— Gardienne ? Moi ? gronda Camilla avec indignation. Même si j’avais grandi dans la maison de mon père – de mon vrai père, je veux dire, et après ce que tu m’as dit, je serais une idiote si je ne soupçonnais pas son identité…
— Exact. T’imagines-tu à la place de la magicienne Léonie ?
— J’aimerais mieux… commença Camilla.
Elle prit une profonde inspiration, et dit, surprise elle-même comme si l’idée ne lui en était jamais venue :
— J’aimerais mieux avoir couru les routes toute ma vie avec un bandit pour frère d’arme !
— Exactement, dit Marisela. Mais si tu avais grandi dans le luxe et les privilèges de la maison royale d’Hastur, je doute que tu aies pensé ainsi, et tu aurais sans doute suivi Léonie à Arilinn. Ah Camilla, Camilla, ma chérie, ne commets pas l’erreur de penser que c’était ta destinée, gravée dans la pierre avant ta naissance. Mais si un Dieu ou un saint bien intentionné avait tendu la main pour t’épargner ta destinée, où en serais-tu aujourd’hui ?
Bien sûr, pensa Magda. C’était sa vie, prise dans sa totalité, qui faisait de Camilla ce qu’elle était.
— Tu le savais ? Avant ça ? demanda Camilla.
— Jusqu’à aujourd’hui, je ne savais de toi que ce que tu avais bien voulu me dire, Camilla, et ce que j’ai lu dans ton esprit et dans ton cœur, un jour que tu… émettais ; crois-moi, je n’ai jamais violé ton esprit. Ce que tu étais est sans intérêt pour moi.
Jaelle dit, agressive :
— Maintenant, je suppose que tu vas nous dire que la Sororité nous a sauvé la vie, à moi et à Magda, pour une raison bien précise…
— Je ne suis pas dans le secret de toutes leurs raisons ! Shaya, mon enfant, je ne suis qu’une de leur servantes, une de leurs nombreuses messagères. Je suis libre de deviner, c’est tout. Elles avaient peut-être un but à long terme, à savoir la préservation du laran des Aillard par une fille que tu enfanterais. Peut-être souhaitaient-elles que quelque don psychique terrien fût renforcé à la Tour Interdite, et qu’elles y ont dirigé Magda, quand elle eut décidé d’avoir un enfant, afin que sa petite Shaya soit élevée parmi ceux qui pourraient développer son laran. Et peut-être l’une d’elle a-t-elle simplement succombé, comme je le fais parfois sachant que je ne devrais pas, au désir de sauver une vie. Qui peut savoir ? Elles aussi ne sont qu’humaines, et commettent des erreurs, bien qu’elles voient plus loin que nous. Mais personne n’est parfait. Perfectible, sans doute, au plein sens du terme. Mais parfait, non.
— Pourtant, après avoir pris la peine de sauver la vie à Lexie, la laisser tomber aux mains… d’Aquilara ? Désolée, Marisela, je n’arrive pas à le croire.
— Je ne t’ai jamais demandé de croire à quoi que ce soit, dit Marisela, soudain indifférente, en se levant. Sauf que pour le moment, je crois que Rakhaila veut repartir, et que j’ai les jambes engourdies d’être assise. Je t’aide à ranger les affaires ?
Tout en marchant, Magda retournait tout cela dans sa tête. Si ce qu’ils disent du laran des Terriens est vrai, je m’étonne de n’avoir pas été poussée à choisir Andrew pour père de mon enfant ; le ciel m’est témoin qu’il a le laran le plus puissant de tous les Terriens que je connais. Mais à l’évidence, elles laissent jouer le libre arbitre. Elles m’ont laissée à ma destinée. Et il paraît que les Syrtis sont une ancienne branche des Hastur ; de sorte que Shaya est parente de Camilla par le sang, et de Jaelle selon les lois du serment d’union libre.
C’était rassurant. S’il m’arrive quelque chose, Shaya aura des parents qui s’occuperont d’elle. En fait, elle et Cleindori sont sœurs.
— Je vais conduire un peu le chervine, dit Jaelle, et Magda lui donna la bride et alla marcher auprès de Marisela.
Maintenant, le sentier montait avec force tournants, au pied d’une falaise d’où tombaient parfois des pierres ; mais à cet endroit, il était dominé par un surplomb, et Rakhaila avançait avec assurance, comme si elle voyait où elle posait les pieds.
— Tu veux marcher vers l’intérieur ? demanda Marisela. Je crois que les hauteurs te donnent le vertige.
— Un peu, dit Magda en acceptant, et elles continuèrent un moment côte à côte, en silence.
Finalement, Magda demanda :
— Marisela, ces… je ne les nommerai pas, tu sais qui je veux dire…
L’image d’Aquilara était dans son esprit, au milieu de ce curieux feu bleu.
— Je peux te demander une chose ? Pourquoi quelqu’un voudrait-il… évoluer de cette façon ? Sont-elles celles qui ont essayé… de chercher la vraie Sororité et ont échoué ? Et que cette voie était plus facile ?
— Oh, non, ma chérie. Il faut beaucoup plus de force et de puissance pour faire le mal que le bien.
— Pourquoi ? Je croyais que le mal c’était simplement la faiblesse de prendre la voie de moindre résistance…
— Grands dieux non ! Suivre la voie de moindre résistance, c’est être simplement faible, craintif, égoïste… en un mot, humain, imparfait. Si être faible était un crime, nous serions toutes devant nos juges. C’est excusable. Terrible parfois, mais en tout cas excusable. Les gens qui sont bons ou qui essayent de faire le bien, comme ils peuvent, vont dans le sens de la nature, tu comprends ? Pour faire le mal activement, il faut travailler contre la nature, et c’est beaucoup, beaucoup plus difficile. Il y a des résistances, et il faut arriver à avoir suffisamment d’élan pour s’opposer à sa pente naturelle.
C’était nouveau pour Magda, cette idée que le bien était le simple accomplissement de la finalité naturelle, et que faire le mal équivalait à travailler contre elle. Elle n’était pas certaine de bien comprendre, car Marisela était infirmière et sage-femme, et cette théorie, poussée jusqu’à ses extrêmes, pouvait s’interpréter comme une interdiction de sauver des vies, ce que Marisela avait passé toute son existence à faire. Elle décida qu’elle en reparlerait avec elle une autre fois. Mais elle n’en aurait jamais l’occasion.
Maintenant, elles descendaient une pente raide menant dans une vallée, au-dessous de la limite des arbres. Avant de s’engager sous les résineux, Marisela appela doucement Rakhaila et montra quelque chose devant elle. De l’autre côté de la vallée se dressait un long rempart de falaises de glace, scintillant à la lumière rouge du soleil.
— Le Mur-Autour-du-Monde, dit-elle.
Elles se regroupèrent et contemplèrent, ébahies. Vanessa prit une profonde inspiration, emplie d’une crainte révérencielle.
Mais tout ce qu’elle trouva à dire, ce fut :
— Il paraît plus haut que vu d’un avion de la Carto et Explo.
C’était un euphémisme. Les glaciers s’étendaient à l’infini, à perte de vue. Magda pensa, grands dieux, nous n’allons pas passer ça, pas à pied ?
Rakhaila leur fit un signe impatienté et repartit, d’une démarche si rapide qu’elle disparut bientôt sous les arbres. Camilla et Jaelle suivirent son rythme, mais Cholayna resta un peu en arrière avec Magda et Vanessa.
— Ça fait du bien de descendre, dit-elle.
— Fatiguée ?
— Pas autant que je le craignais, dit Cholayna en souriant. En un sens, je suis plus contente que jamais d’être venue. Si seulement je pouvais cesser de m’inquiéter au sujet de Lexie.
— C’est ce qu’elle a dû voir, dit Vanessa. Rien que ça, ça justifie le voyage. Et nous allons le traverser ! gloussa-t-elle, incrédule et ravie.
— Et en service actif, en plus, dit Cholayna, ironique. Qui parlait de missions bidon pour se faire payer des vacances, Vanessa ?
C’était un plaisir dont Magda se serait bien passé, mais elle ne voulait pas gâter celui de Vanessa. Maintenant, elles étaient sous les arbres, certains montant de la vallée, sous des angles bizarres, d’autres suspendus au-dessus du sentier, obscurcissant la vive lumière du soleil ; mais ils les abritaient un peu du vent. Rakhaila, Cholayna et Jaelle étaient hors de vue. Marisela se retourna pour faire signe aux Trois Terriennes de se hâter, et un instant, son visage qui souriait gaîment se figea, pour Magda, en un masque d’horreur, puis disparut dans une gerbe de sang. Ses yeux continuaient à la regarder. Une fraction de seconde, en état de choc, Magda se rappela avoir lu quelque part que les yeux d’un cadavre voyaient encore vingt secondes après la mort.
Puis le rire d’Aquilara résonna dans sa tête, et elle fut traînée en arrière et renversée sans possibilité de se défendre. Elle entendit Cholayna étouffer un cri, le seul qui lui parvint – Marisela était morte sans avoir eu le temps d’émettre un son.
Moi non plus, je n’ai pas eu une chance, pensa-t-elle, absurdement contrariée, avant de sombrer dans les ténèbres et le silence.